Abécédaire
Pour des récits plus courts
tout autant émouvants
F comme Fraternelle
Mes angoisses
Il est venu le temps de faire parler ce mot tant je m'aperçois que la plupart de mes angoisses, de mes peurs nocturnes, et de mes doutes existentiels viennent de ce lieu de mon enfance.
La Fraternelle comme un labyrinthe complexe où je cherche une sortie vers la lumière, besoin absolu de trouver le bon chemin, la bonne clé pour tout déverrouiller et avancer sereinement.
Besoin de renouer avec l’enfant intérieur pour en finir avec ses nuits et leurs insomnies.
Faire parler ce mot, en explorer le lieu pour évacuer des non-dits, des chaînes invisibles qui me tourmentent encore malgré le temps.
Je ne suis plus nostalgique de mon passé. J'ai eu une enfance heureuse bercée par l’amour et la bienveillance parentale, une adolescence insouciante où la joie de vivre était toujours présente.
Vivre dans l’usine
L’'acceptation de l'appartement dans l'usine illustre le dévouement de mon père et sa volonté de vous offrir le meilleur possible. Ce n’était que pour des raisons financières, pour un loyer dérisoire, il devenait gardien, homme à tout faire pour économiser et nous offrir de jolies vacances.
Nous avions des week-end à la mer, pour échapper au bruit et à la poussière. J’ai compris bien tard l’évasion de ma sœur fuyant ce qui pouvait représenter une prison, j’étais trop jeune, cet espace n’était qu’un grand terrain de jeux, des parties interminables de cache-cache avec les cousins.
L’insouciance de l’enfance
J’ai essayé d’embellir ces temps de mon enfance par les moments complices passés avec mon père à fermer toutes les portes, vérifier l’arrêt de toutes ces machines le soir venu. Instants de tendresse et de partage à jamais gravés dans ma mémoire. Gardiens de l’usine et de mes souvenirs.
Ce lieu de vie et de travail fut trop empreint de lien affectif fort pour me permettre de l’enlaidir.
La Fraternelle, c’est aussi le lieu de fête, de mes boums des samedis après-midis dans l’immense réfectoire transformant mon père en « videur ». Il assurait la sécurité à l’entrée filtrant les entrées et veillait à ce que tout se passe bien. La crainte énorme,la peur au ventre d’un incendie dans l’usine où il aurait perdu à la fois, son travail, sa maison, son argent investi, sa Vie !
Tellement insouciante que je ne me rendais même pas compte de tous les sacrifices de mon père. Âge ingrat de l’adolescence. Merci, pardon Papa.
Le drame de mon père
Il n’y a pas eu de feu mais mon père a tout perdu selon lui malgré notre présence, la patience et l’amour inconditionnel de Maman.
Il a tout perdu, même sa dignité disait-il dans ses phases de déprime intense ou après 1982, le mot Fraternelle revenait en boucle dans ses pensées.
Histoire parmi tant d’autres, d’une usine en faillite dans les années 1980.
Lire « les vivants et les morts » de Gérard Mordillat pour comprendre ce qui se passe quand la finance passe avant l’humain.
Ma fraternelle
La Fraternelle est inscrite dans mon ADN et elle empoisonne mes nuits.
J'ai peur du noir et de l'orage.
Je ne supporte ni les endroits fermés, ni les bruits répétitifs .
J'ai peur de rentrer seule dès qu'il fait noir .
J’ai peur de la nuit.
Je suis une trouillarde. Je sursaute au moindre bruit la nuit imaginant un cambriolage.
Si l’odeur du bois est ma madeleine de Proust, je suis vite allergique aux odeurs fortes des produits chimiques, peintures et détergents divers.
La réalité
La Fraternelle au nom évocateur d'une belle solidarité fut effectivement crée par cinq hommes dont mon grand-père maternel, Prosper.
Je me souviens du nom de deux d’entre eux, un fut nommé directeur, l’autre était dessinateur je pense. Les deux autres, sans doute menuisiers, ébénistes ou charpentiers.
Ils rentraient tous meurtris de la Seconde Guerre mondiale. Ces cinq hommes ont englouti toutes leurs économies pour créer cette usine, acheter les machines, le bois, louer les locaux. Je ne sais pas s’ils étaient tous sympathisants communistes comme Prosper mais l’idée d’une usine appartenant à leurs salariés était pour eux, synonyme d’un beau partage, d’un investissement dans le travail et d’une motivation sans faille.
Ils voulaient construire quelque chose et se reconstruire eux-mêmes. Je ne sais pas grand-chose de ces quatre hommes, les compagnons bâtisseurs, créateurs de La Fraternelle.
La Fraternelle s’est agrandie, a changé trois fois de lieux, a embauché des centaines d’ouvriers. L’usine était la référence dans le département de la Manche dans le domaine du bâtiment. Elle était partout présente, là, où les nouveaux lotissements poussaient comme des champignons. Fenêtres, escaliers, parquets, cuisines aménagées….des commandes, de l’emploi, du travail, des chantiers.
Quand l’usine s’est installée, Rue Léon Jouhaux (1879-1954) syndicaliste français, une belle coïncidence pour accueillir une société coopérative de production, Papa a accepté le logement de fonction situé au dessus des bureaux et l’enfer a commencé.
Papa vivait pour l’usine, dans l’usine.
Bruit, poussière, poussière et bruit.
Ma famille se levait Fraternelle, mangeait Fraternelle, dormait Fraternelle, vivait Fraternelle, toujours dans le bruit et la poussière.
Même si j’étais la coqueluche des ouvriers, la petite dernière de Claude, je n’aimais pas passer tous les matins en allant à l’école devant tous ces hommes vêtus en bleus de travail. Ma mère se faisait siffler, ma sœur était adolescente et peu d’amis venaient à la maison. Enfermées dans l’appartement au premier étage, nous n’avions plus d’intimité.
La faillite
Dans les années 1975-1980, toutes les nouvelles maisons étaient construites, La Fraternelle a essayé de se diversifier, a cessé d’embaucher et le déclin est arrivé. L’esprit de partage de la SCOP n’existait plus malgré le nom, une des cinq familles du départ s’était autoproclamée dirigeant et l’humain avait disparu devant le profit.
Redressement financier, faillite, tribunal. Papa a voulu devenir sauveur de l’usine, sauveur de sa vie de labeur. Dernier directeur cherchant la reconnaissance encore et encore, il a tout perdu jusqu’à s’inscrire à Pôle Emploi et à reprendre des cours à l’Université de Caen pour chômeur trop âgé.
Dépression puis anévrisme, tout est lié. Papa ne s’est jamais remis de La Fraternelle.
T comme Tablier
T comme Tablier.
Mes deux grands-mères portaient des blouses, Maman ne concevait pas d'être dans la cuisine sans son tablier.
Les liens dans le dos, comme les ficelles du destin, que les petites mains s'amusaient à défaire pour tester les limites de la patience de leur grand-mère.
Maman faisait semblant de se fâcher, alors qu'elle adorait ce petit jeu complice, ces petits liens de coton n'étaient pas que ceux que l'on noue ou dénoue mais ceux du cœur.
Ses tabliers étaient comme un armure contre les petits tracas du quotidien, son drapeau de super-mamie, la meilleure pour faire sauter les crêpes et nous régaler de ses frites à trous.
Son dernier tablier, je l'ai gardé. Je ne le mets jamais. J'attends Auguste pour faire sauter les crêpes !
Ses tabliers, ils sont les symboles des jours heureux chargés de tous les merveilleux moments entre mes filles, Maman et moi.
Nos rires résonnent encore si fort, que les larmes ne sont pas loin !
Ses tabliers, ce n'était pas que pour protéger ses affaires, ils servaient à tant de choses ! Ils transportaient les pinces pour étendre le linge dans le jardin ou à ramasser les haricots verts.
Il y avait toujours des mouchoirs en tissu dans son tablier pour essayer nos larmes des petits et grands chagrins. Son tablier servait parfois de gant pour sortir la tarte aux pommes du four ou de chiffon pour essayer rapidement un bout de table quand les tantes venaient boire le café.
Maman avait plusieurs tabliers car un tablier se devait d'être propre !
Quand elle venait en vacances à la maison, elle mettait toujours un tablier. Elle ne savait pas « travailler » sans.
Tu me manques Maman. Je n'ai pas de mouchoir en tissu pour sécher mes larmes.